Livre – Philippe Wodka-Gallien, La dissuasion nucléaire française en action

3 septembre 2021

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Livre – Philippe Wodka-Gallien, La dissuasion nucléaire française en action

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« Servir pour ne jamais avoir à servir ». Ce mot d’ordre, qui est celui de la Force Océanique Stratégique française qui réunit sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), rappelle le paradoxe inhérent à la dissuasion nucléaire, stratégie qui repose sur une force de frappe qu’on espère ne jamais avoir à mettre en œuvre mais également sur une doctrine rodée.

C’est sur la déclinaison française de cette stratégie, ses moyens et son histoire que porte l’ouvrage La dissuasion nucléaire française en action. Dictionnaire d’un récit national rédigé par Philippe Wodka-Gallien, membre de l’Institut Français d’Analyse Stratégique, et préfacé par le professeur François Géré, président du même institut. L’ouvrage, qui consiste en des notices longues d’une à cinq pages avec une importante iconographie, a été publié en 2019 par les éditions Decoopman.
 

Le nucléaire, une histoire française

L’ouvrage donne à lire l’historique de la force de frappe française et, plus généralement, de l’énergie nucléaire et de son usage militaire. La généalogie du projet nucléaire français est rappelée par les mentions d’événements relativement anciens et des découvertes scientifiques qui y ont mené.

Plusieurs entrées du dictionnaire sont en effet centrées sur les scientifiques qui ont, directement ou indirectement, contribué à l’élaboration de la force de frappe. On y retrouve le rôle des différents membres de la famille Curie, Marie, Pierre et leur gendre Frédéric Joliot-Curie, lequel dépose avec d’autres le brevet français « fondant les bases théoriques d’une arme nouvelle » reposant sur la réaction en chaîne issue de la fission, dès 1939. Les années de guerre ne marquent pas une pause pour les scientifiques français qui, pour plusieurs, rejoignent les « Français nucléaires libres » dans les pays anglophones avant de revenir, en 1945, dans une France qui se dote rapidement d’un Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). S’ensuivent les efforts de la IVe et des débuts de la Ve République, y compris une coopération atomique secrète avec l’Etat d’Israël, en vue du développement de « la bombe ». Le projet aboutit le 13 février 1960, sous le général de Gaulle, à la première explosion atomique française, sous le nom de code Gerboise Bleue, dans le désert algérien près de Reggane. La France rejoint alors le groupe très restreint des puissances nucléaires entériné quelques années plus tard par le traité de non-prolifération (TNP).

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La grande diversité des notices de l’ouvrage permet au lecteur d’arriver à cette vue d’ensemble des origines de la force de frappe française. Après tout, il s’agit du Dictionnaire d’un récit national, récit dans lequel s’insère la question nucléaire. Les dix SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) français portent les noms que Louis XIV avait donnés à ses canons, sur lesquels était gravée la formule « le dernier mot du roi », formule que peut bien s’approprier la stratégie de dissuasion.
 

Visées et moyens de la dissuasion

L’élaboration d’une force de frappe marque le point culminant de la stratégie de dissuasion, consistant à promettre à quiconque s’attaquerait aux « intérêts vitaux » de la France des représailles si importantes que le bénéfice de l’attaque en serait anéanti. La bombe atomique est, depuis le lendemain des frappes sur Hiroshima et Nagasaki, une arme de non-emploi : l’emploi de la bombe signifierait l’échec de la dissuasion, rappelle l’auteur. S’étant dotée pendant la guerre froide, la France a vu la course aux armements parvenir à l’équilibre de la terreur et à l’état de « MAD », destruction mutuelle assurée, rendant irrationnel le déclenchement de toute guerre nucléaire[1].

La France a pris sa part dans cette course, quantitative comme qualitative, aux armements. Elle a développé successivement les bombes A, N et H, ainsi que les armes nucléaires dites tactiques ou « pré-stratégiques », supposées administrer un « ultime avertissement » avant une frappe sur les centres démographiques et économiques de l’ennemi – l’hypothèse d’une frappe nucléaire tactique américaine sur les forces insurgées de Diên Biên Phu fut envisagée un temps. Ces diverses générations de bombes, mais également d’avions des Forces Aériennes Stratégiques (FAS) et de SNLE de la Force Océanique Stratégique (FOST) font chacune l’objet d’un article dans le dictionnaire, qui peut se prévaloir de l’exhaustivité sur ce point. La force de frappe française compta également sur des missiles sol-sol placés sur le plateau d’Albion jusqu’à leur démantèlement en 1996, la menace nucléaire ayant sensiblement diminué au lendemain de la chute du bloc de l’Est. Le projet de les remplacer par des missiles S45 disséminés dans des camions banalisés aux quatre coins du territoire national fut enterré par François Mitterrand qui les qualifiait de « missiles à roulettes » qui n’inciteraient pas les Français à la confiance : la dissuasion nucléaire française, dans son principe et ses moyens, ne fait pas pleinement consensus, rappelle l’auteur.

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Une autre richesse de ce livre est sa prise en compte des aspects non seulement militaires et scientifiques, mais également politiques et culturels, de la question nucléaire. Si Philippe Wodka-Gallien dit clairement en introduction que la France a intérêt à « exploiter » l’atout de la possession de l’arme nucléaire « pour encourager les processus de lutte contre la prolifération » et que le désarmement unilatéral est écarté, il fait régulièrement mention des débats nationaux comme internationaux autour de l’arme nucléaire. L’appel de Stockholm pour « l’interdiction absolue de l’arme atomique », signé par des millions de Français dont Lionel Jospin et Jacques Chirac dans les années 1950, ainsi que l’organisation ICAN, prix Nobel de la paix 2017 pour la rédaction du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (signé uniquement par des puissances non nucléaires), font l’objet de développements. De même, la question des essais nucléaires, désormais interdits par le droit international, est étudiée au travers de leurs conséquences environnementales et sanitaires, qui font l’objet depuis quelques années d’une loi d’indemnisation. De même, le tristement célèbre épisode du Rainow Warrior, qui vit la mort d’un photographe à la suite d’un sabotage du navire de Greenpeace par le service Action de la DGSE, est rappelé. Les critiques effectuées par les opposants à la force de frappe sont présentés d’une manière objective.

La vivacité de ce débat est prise en considération par les pouvoirs publics, et c’est là l’aspect sans doute le plus inattendu, mais néanmoins très bienvenu, de ce dictionnaire : les aspects culturels de la question nucléaire sont abordés. Le cinéma français fait l’objet de plusieurs notices, à commencer par le film Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. En effet, rappelle l’auteur, le ministère des Armées comprend, depuis le mandat de Jean-Yves Le Drian, une mission cinéma mise en place à la suite du succès de la série Le Bureau des Légendes, centrée sur la DGSE dont le rôle est, entre autres, la lutte contre la prolifération nucléaire. Le Chant du Loup, sorti en 2019, a mobilisé la mission cinéma et a contribué à l’information du grand public… et de ses acteurs, qui ont montré en interview leur maîtrise de la question de la dissuasion. Le cinéma français est-il en passe, comme celui d’Hollywood, de devenir un vecteur de communication des forces armées ? C’est en tout cas l’esprit de la mission cinéma, par laquelle la force de frappe, manifestation par excellence du hard power de la France, espère tirer profit du soft power.

Assez concis (moins de 500 pages) et richement illustré, cet ouvrage sur la dissuasion nucléaire française se lit dans son intégralité sans être par trop lassant, ce à quoi peuvent prétendre peu de dictionnaires. Il permet une compréhension globale de la question et de ses enjeux, et plaira donc aux passionnés de la question.

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[1] Pour une approche philosophique de l’arme nucléaire et de « MAD », cf. l’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy, La guerre qui ne peut pas avoir lieu, Paris, Desclée de Brouwer, 2019

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À propos de l’auteur
Alban Wilfert

Alban Wilfert

Etudiant en Histoire et en Expertise des conflits armés, Alban Wilfert est l’auteur d’un mémoire de recherche intitulé « Le soldat et la chair. Réalités et représentations des sexualités militaires au long XVIIe siècle (1598-1715), entre viol et séduction ».
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